dimanche 28 mars 2010

Barbe bleue, poème expansé (4)

Sylvie Nève


Partie I (fin)


Il était une fois mariage, notaire,

simple trousseau – un peu d’habits

et de linge – repas,

puis on se quitte.


La mère : « Aujourd’hui

chère fille – ma plus jeune fille –,

je vous dis adieu,

demain j’ouvrirai ma porte

à la femme, épouse

accomplie, obéissante ! »


Anne : « N’oublie pas :

rappelle-toi la rivière

malgré notre gouvernante

le gué

malgré sœur Saint Jérôme

et notre mère des novices…

Rappelle-toi toujours

les livres…

et la musique. »


Les frères étreignent leur jeune sœur.


On se sépare

on part

un mari

et sa femme.


Partie II


Un mois plus tard.


Par les couloirs de la vaste demeure,

les accords du luth, joie et beauté.


La Barbe bleue écoute

et songe.


La Barbe bleue, assis près d’une cheminée,

tient faisceau dans ses mains

un trousseau de clefs.


Il était une fois cet homme

barbe bleuit dans la lumière du matin

doigts font tinter les clefs

bout des ongles rougissant

yeux qui regardent en arrière.


Il était une fois épouses, musique,

chant, oiseaux en cage,

chat qui guette et bondit

cage renversée, chat qui égorge

et déchire, petites plumes éparses,

triste jonchée, trois oiseaux, becs arrachés,

luisent, plumage rougissant,

sur le sol palpitent

encore.


« Mais comment ?

Un chat peut-il, de la tête d’un oiseau,

n’arracher que le bec ? » s’est demandé tout haut

l’avant-dernière épouse, celle qui jouait

de la flûte.


« Ma belle raisonneuse… »

avait seulement dit le maître de maison

l’aimable Barbe bleue.


Sur les dalles, nul bec, à ce qu’il semble…

Trois rossignols muets, ensanglantés,

dont le petit œil renferme encore

l’instant, le dernier, d’une peur

à jamais

bleue.


Et puis un jour :

« Maintenant, ma mie,

mon ange, mésange, ma toute douce,

le temps est venu pour vous d’imaginer la gamme,

la gamme unique qui va glissando,

furioso, du chant

au cri, six notes, dolor in musica,

que vous allez créer virtuose, fauve,

ma tendre… »


Il était encore une fois…


Aujourd’hui.


« Jeunesse, prends ton luth,

et me donne une chose… »,

bel aujourd’hui, musique du luth,

harmonie ruisselle des cordes pincées,

sans affèteries, doigts tout artistes,

jeunesse, naïve hardiesse,

si doux grain de la peau,

de la voix,

cette voix de la jeunesse qui fait sur lui

tant d’impression, goûtant l’éloquence

dans le ton de la voix,

plutôt qu’en le choix des paroles,

le seul ton de la voix,

timbre et mordant,

syrinx, féminin larynx,

celui-ci, gorge-ci, mi do ré, sol mi ré,

bémols, bémols,

à la clef…


Démange chat dans la gorge,

larynx, syrinx, chant, tranchant,

passacailles, sarabandes,

heurtent bémols à la clef…


Goûte, hésite, écoute, et son-

je, la, écoute encore, se réjouit, coûte que coûte, ouït,

murmure à la cantonade serait j’

hésite, il, la, d’aise, soupirs,

n’hésite, arrache, issue par où

quelque chose dégorge,

l’ouït, outre s’ouït, il se, il la, gésir, jouir,

supplie, murmhurle, implore,

ah surviennent à point larmes dans la voix,

complainte se meurt, fendre rouge-gorge,

couteau, gémir, il était une fois…

.

.

.

La Barbe bleue

traverse les couloirs,

rejoint musique, épouse, parle

de sa voix douce et modérée

mais forte et insinuante :

« Ma chère,

pour m’écouter, laissez-là votre luth,

levez la tête et tournez votre visage,

là, regardez-moi !»

« Monsieur, je lève la tête –

la pose vous convient-elle ?! »

Lance obtempérant la jeune épouse badine.

« Il suffit, regardez-moi, attentive, oui,

et jusqu’au moindre mot – retenez-le bien !

Je dois m’en aller,

je vais m’absenter, plusieurs semaines, une affaire,

une affaire urgente assez loin d’ici,

pendant ce temps : n’oubliez pas,

n’oubliez pas la condition

où vous avez été, et dans le même temps

appréciez ma volonté, qui, de ce triste état

de fille pauvre, quoique noble, cadette,

vous fait jouir de mes biens,

de ma couche, de mes ans,

mes embrassements. »

« Les miens donc, mon époux ! »

se récrie la joueuse…

« Le mariage, ma chère,

le mariage

n’est pas que jouissance,

à de certains devoirs le rang de femme engage

et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,

pour être indisciplinée !

Certes en mon absence, divertissez-vous,

prenez du bon temps avec vos amies,

je vous y invite, mais n’oubliez jamais :

votre sexe n’est là que pour la dépendance,

du côté de ma barbe est la toute puissance. »

« Tout doux, Monsieur, mon sexe…

n’est là que pour…comme vous y allez !

En tendre amusement une femme sait… »

« Non ma mie, seule la musicienne sait

du moment qui s’envole employer les temps. »

« Sans doute, mon ami, sans doute ! »

«Il suffit, à vos devoirs

revenons… »

La rieuse, encore :

« Par la toute puissance de votre barbe,

je vous jure bien qu’elle est bleue

du bon côté ! »

« Taisez-vous Madame,

notre commerce et vos jolis doigts savants

ne sont pas ici le sujet : je pars

assez longtemps, ne demeurez pas seule,

faites venir vos amies, allez à la campagne,

distrayez-vous autant que vous le souhaiterez,

je vous remets les clefs

de la maison, prenez !

Toutes les clefs :

celles des deux grands garde meubles, celles

de la vaisselle d’or et d’argent,

celle de mon secrétaire et celles

de mes coffres forts, mon or, mon argent,

et le passe-partout des appartements –

toutes ces clefs, à votre portée ! Usez-en,

ma talentueuse, sauf

celle-ci, cette petite clef-cy,

du cabinet au bout

tout au bout

de la grande galerie

au bout

de la grande galerie de l’appartement bas…

Ouvrez tout, allez partout,

mais pour ce cabinet, je vous défends

écoutez-moi, n’y entrez pas,

sous aucun prétexte, n’oubliez pas,

je vous défends

d’y entrer

Prenez bien garde –

il n’y a rien

rien que

vous devrez m’attendre

rien que

vous ne deviez attendre

rien que vous ne deviez attendre de

ma colère. »


Elle promit,

il l’embrasse.


Mais…


Curieuse est la jeune épouse

curieuse, oui,

à la barbe

à la barbe du mari...


Or,

c’était jour de barbe,

qu’elle s’amusa de tailler, habile,

puis, sur le champ,

il partit.


(à suivre…)

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